La face cachée de l’itinérance chez les femmes

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Sylvie (prénom fictif) travaillait en informatique. Son emploi était exigeant. Elle a tenu le coup jusqu’à sa «chute». «J’étais une bûcheuse. Et j’ai brisé. J’ai pété ma coche», finit-elle par dire.

Elle a quitté son emploi, ce qui l’a privée de prestations d’assurance-emploi. La situation a été difficile pour son couple, qui s’est finalement séparé. «Je n’avais plus de jus, j’étais allée trop loin sans penser à moi», dit-elle. Sylvie se revoit encore fermer la porte de son appartement du Plateau-Mont-Royal. «Derrière moi, il n’y a plus rien, et devant moi non plus. Je me suis alors sortie de mon déni: je suis à la rue», laisse-t-elle tomber.

À 48 ans, pour la première fois de sa vie, Sylvie se retrouve sur le pavé. «J’ai dû passer en mode survie et prendre conscience de ma vulnérabilité», confie-t-elle.

Aujourd’hui, en repensant à cette terrible expérience, elle affirme que «personne n’est à l’abri de ça». «J’ai dû recréer un certain équilibre dans ma vie en respectant mes limites», souligne-t-elle.

«80% des femmes [que nous accueillons] sont victimes de violence et sont prêtes à l’accepter afin d’éviter de se retrouver dans la rue. Et lorsqu’elles s’y retrouvent, elles sont 20% plus à risque que les autres femmes de se faire violer.» Micheline Cyr, directrice de l’Auberge Madeleine, à Montréal

Cet équilibre, Sylvie a pu le trouver en passant par les ressources du milieu communautaire de Montréal, notamment l’Auberge Madeleine. «100% des femmes que nous accueillons vivent dans la pauvreté, avec ou sans aide sociale, soutient la directrice Micheline Cyr. En 30 ans, il y a eu une pluralité ainsi qu’une diversité de femmes accueillies – c’est du jamais vu – de 18 à 90 ans, avec des difficultés très variées.»

L’insécurité ponctue alors leur vie. Tout cela alimente le côté «caché du phénomène, son invisibilité», rapporte Sue-Ann MacDonald, professeure à l’École de travail social de l’Université de Mont­réal. Rien pour faciliter la «reconnaissance de cette réalité», selon elle.

Le cas de Sylvie représente une des particularités du phénomène de l’itinérance chez les femmes, celle «d’une population vieillissante dans la rue», explique Alice Le Petit, une organisatrice communautaire au Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM). «Ce sont des gens qui ont travaillé et qui ont eu une certaine stabilité. Il y a eu perte d’emploi. Se reconvertir n’a pas été possible. La précarité est alors survenue», énumère-t-elle.

Une descente aux enfers

À la suite d’un séjour à l’hôpital qui l’a contrainte à rester au lit pendant des années, Réjeanne s’est retrouvée à la rue après le décès de sa mère. Elle a longtemps travaillé comme machiniste dans un moulin à papier et comme préposée aux bénéficiaires. «J’ai donné en masse, dit-elle. Je dois maintenant penser à moi.»

Depuis sept ans, Réjeanne passe d’une ressource d’hébergement à une autre. Elle ne veut plus essayer de se trouver un appartement puisqu’elle sait que les propriétaires lui diront : «Tu n’as pas assez de crédit, tu n’as pas de nom, tu n’as pas assez d’argent du gouvernement.» Elle ne veut même plus aller demander. «C’est une question de fierté, d’honneur», insiste-t-elle.

Micheline Cyr a remarqué que dès qu’elles atteignent l’âge de 65 ans, les femmes en situation d’itinérance deviennent stables en logement, même si elles ont vécu plusieurs périodes d’itinérance. L’instabilité résidentielle diminue avec l’accroissement de revenus que permet une rente de vieillesse. «L’augmentation de l’aide sociale, c’est une solution», affirme Mme Cyr.

Le nouveau plan de l’administration Plante donne de l’espoir. «Les nouvelles unités de logement sont un pas dans la bonne direction», lance
Mme Cyr. La professeure Mac­Donald n’hésite pas à le qualifier «d’ambitieux, de global et de novateur». Ce plan propose «une diversité de réponses à une réalité complexe», dit pour sa part Alice Le Petit, du RAPSIM.

Mais toutes les intervenantes ont des réserves par rapport au dénombrement. Mme Le Petit craint que cet exercice n’escamote une partie de la réalité de l’itinérance à Montréal. «Ces chiffres seront les assises des réponses qu’apportera [la Ville]», explique-t-elle. Même son de cloche du côté de Micheline Cyr: «Ce dénombrement permet de savoir ce qui se passe, en gros, une journée dans l’année, dit-elle. Qu’est-ce que cela veut dire, je ne le sais pas.»

Pour sa part, Sue-Ann MacDonald revient sur le caractère indiscernable de l’itinérance au féminin, car la plupart du temps, «les femmes refusent d’être identifiées comme étant en situation d’itinérance». «Le dénombrement donne toujours un portrait incomplet d’un phénomène difficilement quantifiable, la pointe de l’iceberg», note la professeure en travail social.

Article de Simon Paré-Poupart paru dans le Journal Métro 

photo : Mario Beauregard